traduction : sous Benoît et Moi / www.rossoporpora.org
3 mai 2015
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Un long entretien avec le colonel Christoph Graf, nouveau commandant de la Garde, arrivé à Rome à 26 ans en 1987 - De Jean-Paul II au presque compatriote Benoît XVI et à François
Parlez-moi alors de l’ "affaire Anrig", le commandant qui à la fin de janvier a été contraint de quitter le Vatican et rentrer en Suisse.
Nous avons nous aussi été surpris. Nous avons appris la nouvelle par l'"Osservatore Romano".
Parmi les différentes hypothèses qui ont circulé sur l'alternance, il y en avait une qui avait un certain crédit: que le Pape n'aimait pas le style du colonel Anrig, qu'il considérait trop "militaire"…
Si un corps est militaire, il doit être discipliné. Et pour maintenir la discipline une "correction fraternelle" est nécessaire de temps en temps. Mais l'image du commandant trop "rigide" a été véhiculée par certains médias de la Suisse allemande. Le Pape a dit qu'il s'agissait au contraire d'une alternance normale, après la prorogation accordée au terme des cinq ans.
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4 MAI 1998: LA TRAGÉDIE
Pendant le pontificat de Jean-Paul II la Garde Suisse a été secouée par un choc, juste à la veille du Serment du 6 mais 1998: la mort violente du nouveau commandant Alois Estermann, de son épouse Gladys et du vice-caporal Cédric Tornay… L'après-midi du 4 mais j’avais félicité Estermann au téléphone pour sa nomination (ndt : Rusconi st lui-même suisse…) , je lui avais demandé si je pouvais passer le voir chez lui vers cinq heures. Il m’a dit: "Je préfère après huit heures, nous boirons ainsi un coup". Je lui ai répondu: "Je ne peux pas, j'ai une réunion". Et lui: "Alors on se voit mercredi au Serment"…
Aucun d'entre nous ne s'attendait à cette tragédie. Ce fut un grand choc pour tous, et il a duré longtemps. Malheureusement, personne n'est à l'abri de coups de folie, aujourd'hui plus que jamais, comme il ressort de tous les cas rapportés par les médias.
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Mercredi 6 mai va se répéter la cérémonie, réellement unique aussi pour la Confédération, du Serment de la Garde Suisse Pontificale, 488 ans après le Sac de Rome où 147 confédérés donnèrent leur vie pour sauver Clément VII - Un long entretien avec le colonel Christoph Graf, nouveau commandant de la Garde, arrivé à Rome à 26 ans en 1987 - De Jean-Paul II au presque compatriote Benoît XVI et à François - Souvenirs et actualités.
Porte Sainte-Anne et nous entrons par la gauche, dans le "Quartier Suisse". Quelques marches et nous voici dans le bureau du commandant. En fond sonore, les notes de la "Basler Marsch" et le roulement des tambours qui filtrent de cour d'Honneur la toute proche, où se prépare le Serment du 6 mai…
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Monsieur le Commandant, pourquoi êtes-vous entré à 25 ans dans la Garde Suisse Pontificale?…Vous habitiez dans l'idyllique commune lucernoise de Pfaffnau, vous travailliez à la Poste et après que s'est-il passé?…
À un certain moment je me suis interrogé: Pourquoi dois-je rester encore travailler ici, dans un bureau, pendant 40 ans avant de prendre ma retraite? Je voulais changer, sortir du quotidien. J'ai retrouvé un dépliant de la Garde Suisse Pontificale que j'avais pris un jour à Lucerne, j'ai fait ma demande sans penser qu'ils me recruteraient, mais ils m'ont écrit que le 2 mars 1987 je pourrais commencer au Vatican…
Comment a été votre première rencontre avec Rome?
C'était la première fois que je voyageais à l'étranger… dans une grande ville comme Rome…arriver à l'aéroport et entrer dans la ville…c'était assez impressionnant…Savez-vous ce qui m'avait frappé en premier? La forêt d'antennes sur les toits…je garde encore en mémoire cette image!
Et les premiers jours au Vatican?
C'était comme au début de l'École des recrues en Suisse… on reçoit le matériel, on commence les entrainements…
À cette époque le commandant était le colonel Roland Buchs…
Le commandant Buchs était quelqu’un de très paternel, qui aimait la Garde…
C’était le successeur du fameux commandant Franz Pfyffer von Altishofen, connu aussi pour son humour, qu'il manifestait par exemple dans les blagues…
Il était venu à l'occasion d'un Serment et était seul assis à une table du mess. Je le reconnus et me présentai: "Je suis Graf de Pfaffnau". Et lui: "Je suis le vieux Vieillard", car il était surnommé "Le Vieux", der Alti en suisse-allemand.
JEAN-PAUL II: L'ÉMOTION DES DERNIERS JOURS
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En 1987 le Saint Père était Jean-Paul II. Quand l'avez-vous vu la première fois?
Nous étions encore dans la période de l'école des recrues, en mars 1987. Un dimanche nous étions libres et nous sommes sortis à pied en ville. Tout d'un coup, voici le bruit des sirènes…puis le pape Wojtyla est passé, de retour d'une visite pastorale à une paroisse. Je l'ai entrevu un instant dans la voiture. Quelques temps après, il a célébré une messe pour le Séminaire Romain dans la Chapelle Pauline, dans le Palais Apostolique. Suivit l'audience dans la Sala Regia… les séminaristes étaient tous alignés en rangs, moi je surveillais la porte des sortie derrière eux et, lorsqu'il arriva à ma droite le rang s'ouvrit et je me trouvai seul devant lui: il me salua avec un sourire.
Ce fut la première rencontre rapprochée…vous avez eu évidemment de nombreuses autres occasion de voir de près le pape Wojtyla…
Lorsque le Pape quittait le Palais Apostolique et prenait la voiture, à la sortie de l'ascenseur il y avait toujours un garde suisse…
Pouvait-on lui dire quelque chose?
Non, car le protocole était très rigide…et il y avait toujours des yeux très attentifs qui veillaient à ce qu’il ne soit pas transgressé avec une phrase adressée au Pape…
Spécialement émouvantes les dernières semaines, les derniers jours du pape Wojtyla…
J'ai éprouvé une grande émotion quand il n’a plus réussi à parler à la foule, alors qu’il voulait le faire. Ce jour de Pâques j'étais avec le détachement de la garde et portais le drapeau de Garde pour qu'il soit béni. Ça faisait mal de le voir comme ça. Chaque soir des derniers jours j'allais prier dans la Place Saint Pierre. Lorsque le 2 avril j'ai entendu, via l’émetteur, le soldat de garde à la Deuxième Loggia annoncer que le Substitut de la Secrétairerie d'État descendait dans la place, j’ai compris que tout était accompli. Je n’ai pas eu de temps pour les émotions: j’ai dû rentrer immédiatement au bureau pour planifier pendant la nuit les mesures à prendre.
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4 MAI 1998: LA TRAGÉDIE
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Pendant le pontificat de Jean-Paul II la Garde Suisse a été secouée par un choc, juste à la veille du Serment du 6 mais 1998: la mort violente du nouveau commandant Alois Estermann, de son épouse Gladys et du vice-caporal Cédric Tornay… L'après-midi du 4 mais j’avais félicité Estermann au téléphone pour sa nomination (ndt : Rusconi st lui-même suisse…) , je lui avais demandé si je pouvais passer le voir chez lui vers cinq heures. Il m’a dit: "Je préfère après huit heures, nous boirons ainsi un coup". Je lui ai répondu: "Je ne peux pas, j'ai une réunion". Et lui: "Alors on se voit mercredi au Serment"…
Aucun d'entre nous ne s'attendait à cette tragédie. Ce fut un grand choc pour tous, et il a duré longtemps. Malheureusement, personne n'est à l'abri de coups de folie, aujourd'hui plus que jamais, comme il ressort de tous les cas rapportés par les médias.
Immédiatement après la tragédie, le colonel Buchs est provisoirement revenu. Une tâche pas facile, que la sienne…
Il devait gérer un Corps, où de nombreuxs gardes avaient perdu toute motivation au service. On a dû travailler dur pour redonner confiance et espoir à tout le monde. Je me souviens aussi de l'homélie du cardinal Sodano, Secrétaire d'État, lors des obsèques solennelles dans la Basilique: l'émotion était énorme, mais le cardinal affirma que les nuages noirs d'un jour ne pouvaient pas obscurcir une histoire glorieuse de presque cinq-cents ans.
Le cinq-centième anniversaire, justement, fêté le 22 janvier 2006 dans la Piazza del Popolo, la Porte par laquelle les mercenaires suisses entrèrent dans l'Urbe. Un commandant est un peu l'héritier de toute l'histoire du corps…La sentez-vous peser sur vos épaules?
Je viens de lire ces jours-ci l'histoire des premiers trois commandants de 1506 à 1527, l'année du Sac de Rome: l'urane Kaspar von Silenen et les deux zurichois Markus et Kaspar Röist. C'est une histoire très intéressante, difficile pour nous à imaginer. La Garde Suisse pontificale a eu jusqu'ici 35 commandants, tous avec le privilège de servir directement le Pape…nous pouvons bien dire que nous faisons aussi partie de l'histoire de l'Église.
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COMME NOUS AVIONS ESPÉRÉ QUE LE CARDINAL RATZINGER SOIT ÉLU!
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En 2005 arriva un pape bavarois, très proche donc de la sensibilité suisse…
Nous avions tous espéré qu'il sorte Pape du Conclave. Il avait si souvent traversé la place Saint Pierre pour gagner le Saint-Office! Nous le connaissions tous depuis de nombreuses années et échangions parfois avec lui quelques mots. C'était magnifique d'être sur la place au moment de l'élection! Tous les gardes étaient très contents…
Une personne humble, simple, timide…
J'ai souvent remarqué qu'il n'aimait pas les bains de foule, et le baciamano non plus: au début il passait dans l'allée centrale de Saint Pierre jetant des regards furtifs à droite et à gauche, ensuite il s'est un peu habitué aux nécessités du cérémonial.
Lorsque ce 11 février 2013 Benoît XVI a annoncé sa renonciation au Pontificat, avez-vous été surpris comme tout le monde, ou presque?
On m'avait téléphoné la nouvelle de la Deuxième Loggia. Tout d'abord je me suis dit: "Ce n'est pas possible!" Et pourtant si. J'étais surpris et même triste, car nous aimions le Pape Benoît XVI. Nous avons par ailleurs compris sa décision: il était convaincu de ne plus avoir les forces de porter sa croix quotidienne, de guider l'Église de main ferme. Mieux donc renoncer et laisser faire le successeur.
Des costumes bavarois on est passé au tango argentin: quelqu'un d'entre vous s'y attendait-il?
D'entre nous, vraiment pas. Du dehors non plus d'ailleurs, presque tous s'attendaient à un pape jeune, plein de forces. Les grands médias italiens avaient essayé de forcer une candidature qui est ensuite tombée au moment du Conclave.
Connaissiez-vous le cardinal Bergoglio?
Je l'avais vu quelques fois, sans imaginer qu'il puisse devenir Pape. Même pendant le Conclave il était toujours discret, il partait tout de suite après la fin du débat.
Déjà vos tâches liées à la sécurité étaient lourdes, en raison de l'augmentation des menaces globales; avec le pape François cela est peut-être devenu même plus difficile…
De ce point de vue, le pape François est comme Jean-Paul II dans ses premières années de pontificat: lui aussi essayait de fuir le protocole. il allait skier, faisait des bains de foule pendant les audiences sans se soucier de la sécurité.
Pour le pape François aussi la sécurité est nécessaire, mais il ne lui donne pas beaucoup d'importance. Je crois vraiment que les Papes ont une autre relation avec le Seigneur: "Quand tu me veux, je suis prêt". Et puis ce pape est sud-américain: on le voit des baisers et des accolades qu'il donne et reçoit, ils ont un autre genre de contact physique, qui dépasse même celle qu'on voit dans la "latine" Italie. Il est aussi un Pape qui écoute et a beaucoup de mémoire.
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LE PAPE FRANÇOIS, LA GENDARMERIE ET L’ "AFFAIRE ANRIG"
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Qu'en est-il, du point de vue de la sécurité, du fait que le Pape réside à Sainte Marthe et non plus dans le Palais apostolique?
Nous avons notre mission: la Garde Suisse est responsable de la sécurité de la personne du Pape dans le Palais Apostolique. Aujourd'hui le Pape réside à Sainte Marthe, mais notre mission reste. C'est même une opportunité que nous n'avions pas auparavant de travailler étroitement et sur un pied d'égalité avec la Gendarmerie de l'État de la Cité du Vatican. Auparavant nous étions à l'intérieur du Palais apostolique, eux à l'extérieur. À présent nos rapports se sont approfondis, ils sont bons, nous sommes aujourd'hui un team mixte qui s'engage avec efficacité pour garantir la sécurité du saint Père. On le voit clairement aussi dans les voyages du Pape à l'étranger.
Parlez-moi alors de l’ "affaire Anrig", le commandant qui à la fin de janvier a été contraint de quitter le Vatican et rentrer en Suisse.
Nous avons nous aussi été surpris. Nous avons appris la nouvelle par l'"Osservatore Romano".
Parmi les différentes hypothèses qui ont circulé sur l'alternance, il y en avait une qui avait un certain crédit: que le Pape n'aimait pas le style du colonel Anrig, qu'il considérait trop "militaire"…
Si un corps est militaire, il doit être discipliné. Et pour maintenir la discipline une "correction fraternelle" est nécessaire de temps en temps. Mais l'image du commandant trop "rigide" a été véhiculée par certains médias de la Suisse allemande. Le Pape a dit qu'il s'agissait au contraire d'une alternance normale, après la prorogation accordée au terme des cinq ans.
Colonel Graf, la sécularisation avance aussi en Suisse. Parviendra-t-on encore à avoir un nombre suffisant de jeunes suisses qui veuillent servir au Vatican le Pape et l'Église? Ou bien envisage-t-on une sorte de Garde Suisse Internationale, avec des apports provenant d'autres Pays?
La sécularisation avance malheureusement partout. J'ai vu une récente statistique sur les jeunes en Suisse: entre 18 et 24 ans, 26% seulement se définissent encore "religieux". À ce rythme, le futur ne sera pas facile, car pour être Garde suisse il est fondamental d'avoir une conviction spirituelle, la foi et la volonté de servir le catholicisme universel, sinon cela devient un travail comme un autre. Je souligne toutefois le fait que le recrutement en Suisse est confié aux anciens Gardes suisses: ils le font souvent dans une démarche porte à porte, rappelant leur expérience personnelle. dans de nombreux villages, lorsqu'on rencontre un "vétéran", on dit encore: "Celui-là a été à Rome, comme Garde suisse". Il s'agit donc encore d'une bonne carte de visite comme le sont d'ailleurs aussi ces groupes d'écoliers et d'étudiants qui viennent directement ici pour voir "comment fonctionne la vie quotidienne dans la Garde suisse". Nous pouvons encore être modérément optimistes. Et nous fêterons, je l'espère, encore pendant de longues années le Serment du 6 mai: c'est une cérémonie unique, chaque nouvelle garde doit donner un témoignage personnel de sa propre volonté d'offrir jusqu'à sa vie pour défendre le Saint Père. C'est une cérémonie vraiment "suisse" avec des sons, couleurs, hymne national, les différentes langues: c'est le témoignage d'un privilège qui perdure et qui a une valeur précieuse dont nous devons être bien conscients en Suisse.