Pie XII: un homme à redécouvrir
INTERVIEW. Auteur d’une biographie sur Pie XII, le vaticaniste Andrea Tornielli dresse un portrait d'Eugenio Pacceli
(Andrea Tornielli, Pie XII, Biographie, Ed. du Jubilé Tempora, 807 pages)
De Rome, Dominique Rimaz
Andrea Tornielli est l’un des vaticanistes les plus connus de la planète catholique. Ce journaliste qui vit à Milan et à Rome suit l’actualité du Saint-Siège pour «Il Giornale» et a aussi une forte audience internationale grâce à son blog (http://blog.ilgiornale.it/tornielli). Il a publié - en italien et un français - une biographie de Pie XII très complète. Cette étude est d’autant plus actuelle que la décision de Benoît XVI de lancer le processus de béatification de Pie XII a ressuscité une polémique sur l’attitude de ce pape durant la Seconde guerre mondiale.
Les travaux sur les archives vaticanes réalisés par le Père jésuite Pierre Blet sont connus. Mais est-ce que, d’après-vous, avant la proclamation des vertus héroïques de Pie XII, le Saint Siège et Benoît XVI ont fait une enquête historique approfondie des archives secrètes ?
Oui, il est certain que le Saint Siège a fait une étude historique approfondie. En 2007, lorsque la Congrégation pour la cause des saints avait donné son assentiment, à l’unanimité, le Pape avait décidé de prendre du temps. Il n’a donc pas publié à l’époque le décret. Benoît XVI a fait faire une nouvelle enquête sur le document de la « positio » sur les vertus et également sur les archives de la Secrétairerie d’Etat. Donc il a été fait une enquête historique très soignée et approfondie. De ces archives, non seulement il ne ressort rien contre Pie XII, mais il en résulte davantage d’aspects positifs. C’est la raison pour laquelle Benoît XVI a récemment promulgué ce décret.
Pour l’écriture de votre biographie sur Pie XII, vous avez eu accès aux archives du frère d’Eugenio Pacelli. Quelles furent vos découvertes ?
La première nouveauté, qui n’est peut-être pas très grande mais qui peut tout de même l’être, est le côté humain de la figure d’Eugenio Pacelli. Pie XII fut un homme qui s’est totalement identifié à son rôle de prêtre, diplomate, nonce puis enfin Pape. Il mettait totalement de côté sa propre personne en étant parfaitement dédié à son institution. Les biographies précédentes n’avaient pas d’éléments concrets et historiques pour raconter la figure de l’homme Pacelli.
Par contre, des archives familiales, très importantes, qui sont surtout constituées par les lettres intimes échangées avec son frère, il ressort par exemple que Pacelli ne voulait pas devenir cardinal. Il aurait souhaité un diocèse. Ensuite, dès le début, il a parfaitement compris le grand danger du nazisme. Il y a des lettres qui font apparaître cette peur. Pacelli pense la même chose, que cela soit en privé ou lorsqu’il s’adresse à ses supérieurs. Car il y a des lettres, par exemple à la Secrétairerie d’Etat, où il définit le national-socialisme comme l’hérésie la plus dangereuse de son époque. Il a aussi dénoncé les débuts du nazisme en tant que nonce à Munich, en Bavière. Cela est donc très intéressant.
« le national-socialisme est l'hérésie
la plus dangeureuse de notre époque»
lettre d'Eugenio Pacelli
Ensuite, après la publication du livre, dans les archives du Cardinal Tisserant, que j’ai consultées pour la biographie du Pape Paul VI, j’ai trouvé par hasard un document capital : une lettre que Pacelli envoie au nonce en Pologne, à la demande du Cardinal Tisserant, en faveur des juifs. Durant les années 30, la Pologne voulait introduire une loi qui tentait de prohiber l’abatage rituel des animaux selon les rites hébreux. Il était donc question d’une discrimination et pas tant de persécution. Pourtant Pacelli écrit à la demande du Cardinal Tisserant et intervient immédiatement auprès du nonce. Il dit aussi qu’il faudra protester si cette loi venait à passer. De la lecture de ces lettres, il ressort que Pacelli n’avait, de façon absolue, aucun sentiment anti-juif.
Il est pourtant avéré historiquement que lorsque Pacelli deviendra Pape, il ne parlera pas publiquement contre l’extermination des juifs. Comment expliquez-vous ce silence ?
Avant de parler de silence, il convient de parler de ce que le Pape a dit. Le Pape a fait beaucoup d’interventions publiques. Il faut savoir que les Papes, à l’époque, ne parlaient pas autant qu’aujourd’hui. Les Papes ne parlaient que très rarement. Il a parlé lors de ses radios messages qui faisaient le tour du monde. En 1940, Pie XII affirme publiquement: “il est pour nous d’un grand réconfort d’avoir pu assister (avec notre argent) les persécutés, également parmi des « non-ariens ». A cette époque, dire « non-ariens » signifiait juifs. Cela était compris par tous. Si, en 1940, Pie XII dit publiquement être heureux d’avoir pu aider les juifs quel est le message qu’il veut donner à l’Eglise ? Que les juifs doivent être aidés ou non ? Il est clair que le oui l’emporte. Et il le dit publiquement.
Egalement en 1942, dans le fameux radio message de Noël, il parle « des centaines de milliers de personnes qui sans faute de leur part, seulement pour raison de nationalité ou de race (« stirpe » en italien) sont déportés dans des camps de concentration et tués ». Cela aussi, à l’époque, était bien compris.
C’est historiquement avéré qu’après ce message de 1942 il n’y eut plus d’appel public contre la déportation des Juifs. Il faut se poser la question du pourquoi ? Il est plus facile de juger après coup. Premièrement, cherchons la motivation même que le Pape veut donner. En juin 1943, parlant au Sacré Collège des cardinaux, il dit textuellement: « chaque parole adressée par nous aux autorités compétentes, doit être soigneusement pondérée, afin de ne pas rendre, même sans le vouloir, encore plus difficile la condition des persécutés ». Il demande de la prudence dans les paroles pour ne pas aggraver la situation. Puis il est irréfutable et historiquement documenté qu’il y eut tout un réseau d’aide aux Juifs, également à travers les nonciatures apostoliques. L’unique diplomate qui restera jusqu’à la fin de la guerre à Berlin avec l’ambassade ouverte fut le nonce apostolique. Pie XII a cherché à ouvrir tous les canaux possibles. Sa prudence dans les paroles a permis à ce réseau d’aide de fonctionner. Ce sont des faits.
« chaque parole adressée par nous aux autorités compétentes,
doit être soigneusement pondérée, afin de ne pas rendre,
même sans le vouloir, encore plus difficile la condition des persécutés »
Pie XII
Ensuite, on peut juger avec la sensibilité d’aujourd’hui et avec les données en notre possession de ce que fut vraiment l’horreur de la Shoah. Alors, certes il aurait peut-être fallu un geste prophétique avec des paroles. Mais il faut se souvenir que nous n’avons pas vécu dans les années de ce régime dictatorial. Les persécutés ne demandaient pas tant des appels publics que des aides concrètes. Enfin, il y eut le cas emblématique des déportations en Hollande, qui ont montré au Pape que les appels publics des évêques contre la déportation, non seulement n’arrêtaient pas la déportation, mais que celle-ci continuait d’une manière bien pire qu’avant. Car les nazis ne raflèrent pas seulement les juifs, mais aussi les juifs convertis au catholicisme. Edith Stein fut arrêtée à cette occasion et déportée à Auschwitz.
Aussi, cela nous permet de comprendre que Pie XII a bien ses raisons pour être prudent dans ses prises de paroles.
Dans votre livre vous écrivez que les limites de Pie XII sont aussi celles de son époque. Quelles furent ces limites ?
Je pense en effet qu’il y a des limites pour cette époque. Une confiance sans doute excessive dans la possibilité des rapports diplomatiques. Une trop grande confiance aussi dans les concordats, bien que la politique des concordats provienne non de Pie XII, mais de Pie XI. Il faut donc quelque peu diluer les responsabilités. Ne pas tout centrer sur le seul Pie XII.
Peut-être que la limite majeure fut le manque de prise de conscience, à cette époque, de la spécificité et des dimensions dramatiques de l’holocauste juif. A cette époque, on ne savait pas tout et le conflit était mondial, il a fait tout de même plus de 50 millions de morts. La limite fut donc, peut-être, de ne pas avoir compris l’énormité de la Shoah, limite qui n’est pas que celle de Pie XII, mais de tous.
Pourriez-vous nous dresser un portrait de Pie XII, les points saillants de son long pontificat ?
Je crois que fixer le débat uniquement sur le drame des Juifs fait perdre quelque peu une vue d’ensemble de la grandeur de ce pontificat. Cela donne une fausse vision. On présente Pie XII comme le dernier représentant d’une Eglise hiératique, hiérarchique et attachée au passé.
En réalité, Pie XII, dans son Magistère, est un Pape qui regarde plus vers le futur que vers le passé. Quelques faits : c’est le Pape le plus cité dans tous les documents du Concile Vatican II, qui débute la réforme liturgique avec l’encyclique « Mediator Dei » et qui réforme la Semaine Sainte en 1954. Pie XII institue une commission qui travaille sur la liturgie. Bunigni travaille déjà sous Pie XII, avec le préfet des rites le Cardinal Cicognani. Si le Concile a pu travailler et approuver la première constitution sur la liturgie « Sacrosanctum Concilium, » cela est dû au travail préparatoire qui a commencé avec Pie XII. C’est ensuite le premier Pape, dans une Encyclique « Humanae Generis » qui s’ouvre à l’hypothèse de l’évolution, bien qu’elle reste une hypothèse, sans vouloir la présenter comme la vérité absolue. Pie XII est le Pape qui se prononce, contre l’avis du Saint Office, pour la voie des méthodes naturelles pour la paternité responsable.
C’est le Pape qui a béatifié et canonisé le plus grand pourcentage de femmes, en tenant compte du nombre total. Wojtilà est certes celui qui de façon absolue a béatifié et canonisé le plus, encore plus que tous ces prédécesseurs. Mais si nous regardons les pourcentages, entre Pie XII et Jean Paul II, Pie XII gagne encore car il a promu plus de femmes. Puis pensons à tous les discours adressés à toutes les catégories de personnes, aux hommes de la science, aux médecins, aux obstétriciens… Encore aujourd’hui, la Congrégation pour la doctrine de la foi, il n’y a de cela qu’un an et demi, devant prendre des décisions ou répondre à des questions fondamentales, cite et se base sur la Magistère de Pie XII, un Pape qui a parlé à toutes les catégories de professions. Il se préparait de façon incroyable. Si le Pape devait faire une conférence lors d’un congrès de physiciens, il voulait avoir un mois à l’avance, 10 à 15 livres avec lui. Il voulait tenir compte de l’état réel des discussions, des modèles, et ne voulait certes non pas pour parler comme un physicien. Il se préparait de façon minutieuse. Tous ces discours sont de ce point de vue des vrais chefs d’œuvres.
Pensez-vous que Jean Paul II aide Pie XII pour la béatification ?
Il faut savoir que la cause de béatification de Pie XII fut introduite par Paul VI, qui n’est pas un Pape traditionaliste ou pré conciliaire. Je pense que la cause de béatification aide, pour prendre une comparaison, comme pour celle de Pie IX advenue en 2000 avec Jean XXIII. Ils furent béatifiés ensemble et le même jour. Je ne sais pas du tout s’ils seront béatifiés ensemble. Mais cela me semble difficile. Il manque du temps. Alors que pour Wojtilà il existe déjà le miracle, pour Pie XII, il y a aussi un miracle, mais le travail n’est pas encore fait. Je verrais aussi difficile de béatifier les deux Papes en sachant que la date du 16 octobre toucha le ghetto de Rome en 1943. Il faut être prudent sur les coïncidences des dates. Le Saint Siège fit une erreur en béatifiant une foule de martyrs chinois le jour même de la fête nationale chinoise. Cela a conduit à des problèmes diplomatiques. Je ne sais donc rien sur la béatification conjointe. Mais par contre, je sais que pour Jean Paul II, les archives n’ont pas toutes été consultées, car il s’agit de milliers et de milliers de documents. Faire avancer ensemble les causes permet surtout de comprendre l’herméneutique de la continuité, la Réforme dans la continuité, qui est l’idée forte que Benoît XVI veut donner à toute l’Eglise, comme lecture du Concile et comme lecture générale de l’histoire de l’Eglise.
Ceci dit, je pense qu’il y a aussi un risque de faire tant de Papes bienheureux. Les gens peuvent penser : mais qu’ont fait Benoît XV et Pie XI de mal pour ne pas être bienheureux ? La béatification et la canonisation consistent à présenter aux fidèles des modèles, les faire connaître, les mettre sur les autels pour dire : « Regardez, ils sont des exemples de sainteté ». Les Papes, par leur charge et leur service, sont déjà sur un piédestal. Ils sont connus. Il y a donc des risques. Cela peut induire l’idée que l’institution se béatifie elle-même, en béatifiant ses chefs. Ces trois limites doivent être présentes, surtout pour le futur. Les procès qui ont déjà commencé, pour une question de justice, doivent se poursuivre. Toutefois, il existe une question de fond.
La salle de presse, sans doute pour adoucir la décision de Benoît XVI, a parlé d’un jugement plus spirituel sur Pie XII qui n’implique pas nécessairement l’histoire. N’y-a-t-il pas un risque de faire de Pie XII un être désincarné, avec une sainteté qui sort des actes posés dans l’histoire et dans le temps ?
Cette note n’est pas officielle car la salle de presse ne l’a pas publiée dans son bulletin. Elle fut diffusée dans l’Osservatore Romano et sur Radio Vatican. La clef de lecture de cette déclaration permet de dire qu’elle a été faite pour rendre possible la visite du Pape à la synagogue. C’est en fait une citation de Jean Paul II, qui lors de l’homélie de septembre 2000*, à l’occasion de la béatification de Pie IX et de Jean XIII, fit comprendre que, malgré les fortes polémiques autour de l’Unité italienne et du Risorgimento, lorsque l’Eglise béatifie une personne, elle ne béatifie pas pour autant tous les actes historiques.
Le Père Lombardi et le Saint Siège ont voulu rappeler que si on béatifie Pie XII, cela ne signifie pas clore le débat historique, qui doit continuer. Il permettra d’évaluer et de découvrir encore d’autres choses. Par ce décret, Benoît XVI dit que Pie XII s’est comporté selon l’Evangile, a pratiqué les vertus héroïques, avec au sommet la vertu de la Charité. Il y a donc bien un jugement historique. Les choix historiques peuvent être aussi jugés par l’histoire et comporter certaines erreurs pour la mentalité des générations suivantes. Mais ces choix ont été faits en conscience en pensant toujours vouloir accomplir le bien soit de l’Eglise, soit des persécutés. Pie XII a agi en étant convaincu d’adhérer à l’Evangile. On pourra toujours discuter sur les conséquences historiques, d’une manière ou d’une autre. Le fait d’être arrivé au décret signifie que l’Eglise n’a pas de doute sur Pie XII. Elle n’en a pas non plus sur le plan historique. Ceci dit, cela ne signifie en aucun cas mettre un terme au débat historique.
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"La sainteté vit dans l'histoire et aucun saint n'échappe aux limites et aux conditionnements propres à notre humanité.
En béatifiant l'un de ses fils, l'Eglise ne célèbre pas les choix historiques particuliers qu'il a pris, mais elle l'indique plutôt comme devant être imité et vénéré pour ses vertus, comme une louange à la grâce divine qui resplendit en celles-ci".
Homélie de Jean Paul II, septembre 2000, béatification de Pie IX et Jean XXIII
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article paru dans Le Nouvelliste