jeudi, 09 février 2012
Congrès sur les abus sexuels à Rome: le témoignage de Marie Collins
«La vérité vous rendra libres»:
Source: Marie-Jo Aeby, SAPEC
Écouter, comprendre et agir pour guérir et réhabiliter les victimes. Marie Collins et Sheila Hollins
Sheila Hollins:
Je parle en tant que psychiatre avec plus de 35 années d’expérience clinique. J’ai travaillé initialement comme psychiatre spécialiste de l’enfance et de la famille, et plus tard comme psychothérapeute et chercheur qui s’intéresse aux traumatismes et aux abus sexuels, et psychiatre spécialiste des personnes avec handicap intellectuel et avec autisme.
Je vous parle aussi en tant que mère de deux enfants adultes handicapés. C’est mon expérience familiale qui enrichit mes idées sur les défis rencontrés par les victimes et leurs familles, en particulier ceux qui font face à des traumatismes sérieux et qui ont subi des agressions.
En 2011, le cardinal Cormac Murphy-O’Connor m’a demandé de l’assister lors de la Visitation organisée par le Vatican dans le diocèse d’Armagh en Irlande. J’ai participé à toutes les réunions publiques et privées organisées durant cette Visite qui a duré deux semaines et demie. Il s’agissait principalement d’écouter non seulement les victimes des abus sexuels commis par le clergé, mais aussi leurs familles, les paroissiens, les prêtres, les religieux et tant d’autres personnes.
Ma contribution à cette présentation commune s’appuie donc fortement sur ces aspects relevant de mon expérience personnelle et professionnelle.
Dans les prochaines minutes, nous allons essayer de vous montrer que le fait que l’on ne vous croit pas, ou même pire, le fait que l’on vous blâme pour les abus que vous avez subis, représente une souffrance énorme que ces abus vous font pâtir sur le plan émotionnel et mental. Bien plus, cela blesse davantage lorsque celui qui abuse ne réussit pas à admettre sa culpabilité et que ses supérieurs sont incapables de prendre des mesures appropriées. Par ailleurs, on parlera aussi de l’abus de l’autorité spirituelle.
Commençons par définir ce qu’on entend par abus. Nous y voyons toute violation de la sphère intime d’une personne travers le viol, incluant tout contact inapproprié de caractère sexuel. L’expression « agression sexuelle» peut exprimer une réalité beaucoup plus horrible que ce qui est simplement désigné par les mots « abus sexuel ». Il ne faut donc pas douter du sérieux avec lequel on cherche à briser ces limites. Toute intrusion dans l’espace corporel privé d’une personne peut être tout aussi traumatisant qu’une blessure qui vous affecte physiquement. Elle ne peut être excusée par le simple fait d’évoquer le simple excès de familiarité.
Qu’est-ce qui rend vulnérable à l’abus?
Il y a certaines choses qui sont spécifiques à l’enfant et d’autres à leurs parents et à ceux qui prennent soin d’eux. Un des risques majeurs est sans nul doute l’ignorance au sujet de leurs corps et en particulier de leurs organes génitaux. Une femme qui a été abusée lorsqu’elle était encore un petit enfant a dit qu’elle ignorait complètement cette partie de son corps avant d’atteindre l’âge adulte. Elle est d’avis que si elle avait quelque connaissance sur l’anatomie, elle aurait eu plus de facilités à raconter le fait à sa mère.
Il ne sert à rien de demander d’éviter de rencontrer des personnes étrangères si l’on ne dit pas ce que ces personnes sont capables de faire, parce que ce n’est que rarement que des cas d’abus et de viol sont à attribuer à des personnes étrangères. Bien au contraire, la plupart des cas d’abus sexuels sont l’œuvre des membres de famille ou de quelqu’un appartenant au cercle d’amis. De toutes les façons, c’est l’œuvre d’un adulte: une personne grande, forte, ou bien qui se trouve dans une position d’autorité comme les parents, les frères ou sœurs, et très rarement un enseignant ou un prêtre. Dans le cas du prêtre, la confiance et la révérence sont tellement grandes que la divulgation de l’abus devient encore plus difficile.
Dans l’apprentissage des voies et moyens de se protéger, on devrait inclure aussi l’éducation à une prise de conscience de la valeur précieuse et de la dimension personnelle et privée de son propre corps. On enseigne en général aux enfants à se protéger physiquement : faites attention, vous risquez de tomber ou de vous blesser, regardez de part et d’autre avant de traverser la rue au risque d’être écrasé par un camion, etc. Enseigner à se protéger sexuellement exige que l’on soit clair et précis sur les risques éventuels - dit maman, si quelqu'un essaie de regarder ou de toucher vos parties intimes, même s’il dit que c’est un secret. En indiquant les risques, on prépare mieux l’enfant.
Dans mon travail avec les enfants et les adultes qui ont un handicap mental, j’ai vu combien il est difficile de les éduquer en leur fournissant des connaissances et des compétences nécessaires pour se défendre devant un prédateur sexuel. Une telle ignorance n’est pas caractéristique seulement des personnes intellectuellement très limitées ni de certaines cultures.
L’ignorance de leurs parents et du personnel soignant sur les dangers que certains adultes représentent – qu’ils soient amis ou étrangers – est également un autre facteur significatif. En outre, beaucoup de parents et d’enseignants ne reconnaissent pas les symptômes et les signes de tels abus. Par exemple, ils blâment leurs enfants lorsqu’ils se masturbent, mais ils ne leur demandent rien si quelqu’un a touché ou a blessé leurs organes génitaux.
Certains parents sont particulièrement naïfs comme on peut le voir dans la situation d’une mère vivant seule et qui a des difficultés de nature intellectuelle ou sociale, et qui ne peut compter sur le soutien de sa famille élargie. Tout en se débattant pour faire face à cette situation, elle peut être approchée par un pédophile qui voit en ses enfants une proie facile. Car, un autre facteur est aussi la négligence de certains enfants ou même de la part de leurs parents. Lorsqu’il s’agit d’une personne respectée et d’autorité, ce n’est qu’avec peine qu’ils pourraient le suspecter. L’autorité spirituelle dont le prêtre est investi conduit à avoir une confiance absolue en lui, ou a conduit à une telle confiance dans le passé, du moins jusqu’à la prise de conscience actuelle de la possibilité que même le prêtre peut commettre des abus sexuels.
J’invite maintenant Marie à vous raconter son histoire.
Marie : J’ai été victime d’abus sexuels sur des enfants commis par un prêtre. Je venais à peine d’avoir treize ans. Je me trouvais dans une condition de vie très vulnérable. En effet, je me trouvais comme enfant malade à l’hôpital lorsqu’un prêtre a sexuellement abusé de moi. Bien que cela se soit passé il y a plus de cinquante ans, il m’est impossible d’oublier. Il m’est vraiment difficile d’échapper aux conséquences affreuses de ce crime.
Comme cela était fréquent chez les enfants de cette époque, je n’avais aucune connaissance des questions sexuelles. Cette situation d’innocence n’a fait qu’accroitre ma vulnérabilité. J’avais une grande considération de ma religion catholique ; j’avais tout juste reçu ma confirmation. J’étais malade, anxieuse et pour la première fois de ma vie, je me trouvais loin de la maison et de ma famille. Je me suis sentie plus en sécurité lorsque l’aumônier catholique de l’hôpital s’est lié d’amitié avec moi et m’a rendu visite dans la soirée. Malheureusement, ces visites le soir dans ma chambre ont changé ma vie.
Ce prêtre aumônier venait à peine d’achever sa formation sacerdotale au séminaire. Il était prêtre depuis deux ans, mais il était déjà un abuseur qualifié des enfants. Malheureusement, je ne pouvais pas le savoir. J’avais appris qu’un prêtre est le représentant de Dieu sur la terre. Il avait automatiquement toute ma confiance et je le respectais profondément. Lorsqu’il a commencé ses approches sexuelles vers moi, il prétendait au début que cela n’était qu’un jeu. J’étais choquée et j’ai résisté, lui demandant d’arrêter. Mais il ne s’est pas arrêté. En m’agressant et pendant que j’essayais de me défendre, il me répondait en disant « qu’il était un prêtre », « qu’il ne pouvait pas se tromper ». Il a fait des photos des parties intimes de mon corps et il m’a dit que j’étais stupide si je pensais qu’il avait tort. Il exerçait un réel pouvoir sur moi. Je me sentais malade. Je comprenais bien que ce qu’il était en train de faire était une chose mauvaise, mais je ne pouvais pas l’arrêter. Je n’ai pas crié ; je n’ai rien dit à personne ; je ne savais pas comment le raconter à quelqu’un. J’ai seulement prié pour qu’il ne le refasse plus .... Mais il a continué...
Le fait que celui qui abusait de moi était un prêtre m’a jetée dans une confusion totale. Ces mêmes doigts qui la nuit avant étaient en train d’abuser de mon corps, sont les mêmes qui le jour après tenaient et m’offraient le Saint Sacrement. Les mêmes mains qui tenaient l’appareil de photographie pour reprendre mon corps exposé, sont les mêmes qui, à la lumière du jour, portaient le livre de prière lorsque ce prêtre venait me confesser. Les paroles de mon agresseur selon lesquelles il était prêtre et qu’il ne pouvait se tromper trouvaient un écho de vérité en moi. On m’a enseigné en effet que les prêtres étaient au- dessus du commun des mortels.
Cela ne fit qu’augmenter ma sensation de culpabilité et la conviction que ce qui était en train de se passer était de ma faute, et en tout cas pas la sienne. Lorsque j’ai été démise de l’hôpital, je n’étais plus le même enfant qui y était entrée. Je n’étais plus un enfant qui se fie des autres, insouciant et heureux. J’étais maintenant convaincue d’être une mauvaise personne et j’avais besoin de cacher tout cela à tout le monde.
Je n’en voulais pas à ma religion, mais à moi-même. Les mots que ce prêtre avait utilisés pour transférer sa culpabilité sur moi ont effacé en moi tout sentiment d’auto-estime. Je me suis recroquevillée sur moi-même ; je me suis éloignée de ma famille et de mes amis. J’ai évité tout contact avec les autres. J’ai passé toute seule mon adolescence, cherchant de tenir tout le monde à distance pour éviter qu’ils ne sachent la mauvaise personne que j’étais. Ce sentiment constant de culpabilité et de dévalorisation de soi m’a conduit à une profonde dépression et a généré des problèmes d'anxiété qui sont devenus tellement graves qu’ils ont exigé un traitement médical au moment où j'avais dix-sept ans. Ces hospitalisations si longues couplées avec une dépression m’ont empêché de poursuivre une carrière professionnelle.
À vingt-neuf ans, j’ai rencontré un homme merveilleux avec qui je me suis mariée et avec qui j’ai eu un fils. Mais je ne pouvais toujours pas affronter la vie parce que la dépression, l’anxiété sévère et des sentiments d’inutilité continuaient à me persécuter. J’ai même développé l’agoraphobie, c’est-à-dire, je ne pouvais pas quitter ma maison sans souffrir des sévères attaques de panique. J’ai été incapable de donner à mon fils toute l’attention maternelle qu’il méritait de la part de sa mère. Il ne pouvait donc pas jouir pleinement de son enfance. J’avais la nette perception d’avoir échoué comme épouse et comme mère. J’avais même le sentiment que mon mari et mon fils seraient beaucoup plus heureux si je les abandonnais ou si je mourais.
Sheila
Marie a gardé son secret douloureux en elle-même. Pourquoi les victimes ne parlent-elles pour mettre fin à leur calvaire? Les victimes d’abus sexuels ont le sentiment de s’être mal comportés et ils ont honte, en pensant que tout est arrivé par leur propre faute, comme le leur dit leur agresseur. C’est ce que Marie a expérimenté.
On leur enjoint même de ne rien révéler à personne de ce qui leur est arrivé, faute de quoi ils auraient à rencontrer le mauvais sort, ou bien que leur agresseur pourrait avoir des ennuis. Lorsque l’agresseur est le père ou le frère de l’enfant, il se pose un autre problème difficile pour l’enfant. En effet, d’une part, l’enfant qui subit ces abus voudrait bien y mettre fin, mais d’autre part, il ne veut pas briser l’harmonie en famille en dénonçant son agresseur.
Ensuite, celui qui abuse peut même dire à la victime que leur rapport est une relation affectueuse et spéciale, que c’est là le secret qu’ils partagent, et que le fait de raconter à quelqu’un d’autre pourrait détruire ce rapport, et que même la sœur ou la mère ou un camarade de classe ou un religieux pourraient en être jaloux. Beaucoup de victimes disent qu’ils ne pouvaient raconter à leurs parents les abus subis de la part d’un prêtre parce qu’aux yeux de leurs parents, celui-ci était une personne respectée et qui ne pouvait en aucun cas se comporter mal. La peur de ne pas être cru, ou d’être puni pour avoir dit un mensonge « dégoûtant » est telle qu’un enfant préférerait garder son terrible secret que de le divulguer à un adulte en qui il a confiance.
Certaines jeunes femmes sont désorientées par leurs réactions après des relations sexuelles intimes avec un homme. Une adolescente, flattée par les attentions d’un homme, lui a permis d’avoir des rapports sexuels avec elle pendant de nombreux mois. Mais à la fin, cet homme lui a reproché ce qui s’était passé entre les deux. Imaginez si cet homme était aussi un prêtre et son confesseur, et qui a utilisé son autorité spirituelle pour s’assurer que son crime sexuel reste secret.
Les victimes ont justement peur de ne pas être crues. Quelquefois, lorsqu’un enfant retient qu’on ne le croit pas, il pourrait élaborer des allégations infondées et très compliquées, allégations qui peuvent alors être réfutées. De la sorte, il apparaitrait comme un menteur ou un témoin peu fiable. C’est un triste résultat auquel on arrive lorsque l’enfant avait déposé une plainte réelle mais qui n’a pas été entendue.
Quand il était encore un petit enfant avec un handicap mental, Peter a été maintes fois abusé physiquement, émotionnellement et sexuellement. Il a été admis par la suite dans une structure résidentielle pour y être soigné en raison de problèmes de comportement qu’il présentait. Plus tard en tant qu'adulte, Peter a souvent accusé le personnel et les autres résidents d’avoir abusé de lui, mais on ne lui a pas cru.
Ce n’est que lorsqu’en psychothérapie on a pris très au sérieux les flashbacks de son enfance, les abus ont commencé à s’estomper et ses allégations d’abus actuels ont cessé. La première étape sur la voie de son rétablissement était que l’on puisse croire en ce qu’il disait.
Alors, comment des enfants et des adultes vulnérables réagissent-ils sur le plan des émotions et du comportement lorsqu’ils sont abusés? En général, les filles se retirent dans l’isolement, et les garçons deviennent plus agressifs. Mais l’un et l’autre sont susceptibles de montrer un âge inapproprié pour un comportement sexualisé et cela est un signe d’alerte qui invite à être vigilant sur la possibilité de se trouver devant un cas d’abus. Nous savons que les adultes qui ont subi des abus dans leur enfance souffrent davantage des maladies mentales, entre autres de la dépression, de l’anxiété et des désordres de personnalité. Et lorsqu’on n’a pas cru en eux, ils peuvent simplement apparaitre comme peu fiables et présenter des perturbations.
En écoutant ce que vous avez fait pour préparer cette semaine, vous aurez rencontré des gens dont vous avez remis en question la crédibilité. Vous pouvez penser que vous jugez bien le caractère et la fiabilité dans un témoignage, mais il est facile de se tromper quand quelqu'un a été abusé dans le passé. Votre propre capacité émotionnelle à entendre ce qui s’est réellement passé dans leur vie peut être une barrière qui rend trop difficile pour la victime de vous révéler l’expérience de la violence qu’il a subie. Si vous avez été victime d’intimidation ou d’un traumatisme, cela peut être aussi un obstacle pour écouter quelqu’un d’autre qui vous raconte l’agression qu’il a subie.
Une minorité d’enfants ont de telles difficultés à retrouver le sens de leur propre identité que lorsqu’ils tentent de dominer le traumatisme qui les a affectés, ils abuseront de leur position de force sur ceux qui sont plus petits qu’eux ou sur d’autres enfants plus vulnérables. En allant au-delà de la position et de l’expérience marquée par l’impuissance et la terreur, ils deviennent puissants et maitres de la situation. Il s’agit du même mécanisme que nous connaissons d’ailleurs comme une réponse psychologique à l’intimidation.
Je vais donner l’exemple de deux garçons qui ont essayé de transformer leur propre expérience des victimes d’abus en une situation qui leur a donné la sensation de maitriser la situation. Il est possible d’imaginer la même chose dans le cas d’un garçon qui, pendant qu’il était servant de messe, a subi des abus de la part d’un prêtre. Ce même servant de messe, lorsqu’il est devenu prêtre, a abusé à son tour a abusé d’autres garçons.
Billy a subi des abus dans son enfance, et quand il est devenu adolescent, il a commencé à abuser d’autres petits garçons. Il n’avait aucune sympathie envers ses propres victimes jusqu’à ce que la thérapie se soit intéressée à son expérience émotionnelle comme une victime impuissante. Comment pouvait-il du reste faire preuve d’empathie avec quelqu'un d'autre quand personne n’a jamais cru en lui ou pris en considération sa propre terreur comme une victime d’abus ?
Ou bien Brendan dont le père est mort quand il avait 6 ans. Il a subi des abus par le petit copain de sa mère, un homme qui le gardait régulièrement dès l’âge de 7 à 8 ans. Malheureusement, Brendan représente l’un des cas de cette minorité d’enfants maltraités qui ont abusé d’autres enfants à leur tour.
Brendan avait « oublié » la violence qu’il a subie jusqu’au moment où il a été arrêté pour des accusations de pornographie et plus tard pour avoir sollicité une adolescente sur internet à avoir un rapport sexuel avec elle. Sa mère s’est alors rappelée que son ancien petit ami avait été reconnu coupable d’abus sur d’autres enfants, mais elle n’avait malheureusement pas pris en considération le risque dans lequel elle avait mis son propre fils.
Quels sont les effets à long terme de l’abus ?
Lors de ma visite en Irlande avec le Cardinal Cormac, beaucoup de gens que j’ai rencontrés étaient encore sous les effets des CSA (Child Sexual Abuse = Abus sexuels sur les enfants ?) depuis plusieurs années. J’ai appris que beaucoup avaient essayé d’en parler avec leurs parents au moment où ces abus avaient eu lieu. Mais leurs parents ont refusé de croire à leurs allégations. En rencontrant les Enquêteurs, ils ne cherchaient qu’à être entendus. On peut même dire que c’était pour la première fois depuis qu’ils avaient subi les abus qu’on les écoutait sérieusement.
Quand je me rapproche d’une personne victime des abus, indépendamment de la personne sur qui planent les allégations d’avoir perpétré l’abus, je vois presque de façon métaphorique la laine de coton dont il est enveloppé. Qu’il soit marié ou célibataire, laïc ou religieux, presque tous sont profondément vulnérables à leur égard. En ce qui concerne les CSA, je pense que beaucoup gardent leur secret jusqu’à ce que la couverture médiatique de ces abus les pousse à se préoccuper tellement de leurs propres histoires passées qu’ils cèdent et trouvent éventuellement le courage d’en parler.
Ces gens sont très fâchés, fâchés parce que même maintenant très peu de personnes ont cru réellement en eux, fâchés pour l’innocence perdue, fâchés pour les conséquences encore actuelles de ces abus dans leur vie quotidienne : cauchemars, incapacité d’avoir des rapports sexuels, répugnance à avoir des enfants, parce qu’ils ont peur que leurs enfants peuvent plus tard perpétrer des abus, ou bien qu’ils peuvent subir ces abus. Les victimes ont des sérieuses difficultés à se fier d’autres personnes, et cela a un impact dévastant sur leur capacité à se faire des amis ou à construire des rapports intimes. Cela influence aussi leurs choix professionnels. En définitive, cela pousse plus d’un à quitter l’Église ou à abandonner la foi.
Les abus ont affecté les prêtres eux-mêmes. Beaucoup de prêtres ont publiquement parlé de leur expérience en reconnaissant d’avoir subi eux aussi des abus sexuels, et comment, à cause de ces violences sexuelles subies, ils n’ont pas été capables de comprendre leur sexualité pour pouvoir décider librement d’être ou non célibataires comme prêtre. Un prêtre qui était en thérapie chez moi m’a raconté des abus qu’il a subis lorsqu’il était au petit séminaire en Irlande. Il croyait qu’il subissait ces viols parce que sa mère était décédée au moment de l’accouchement. Il n’avait aucune connaissance de la réalité sexuelle, et pendant son adolescence, il n’avait aucun contact avec les jeunes filles. Sa première expérience comme curé de paroisse a été extrêmement difficile. Quelques années plus tard, il était révolté d’avoir fait le vœu du célibat sans rien comprendre de la sexualité humaine. Il a décidé de rester prêtre, mais plus tard il a souffert de dépression lorsque son propre supérieur a quitté pour se marier.
Marie nous parlera des effets que la mauvaise gestion de sa situation par les autorités ecclésiastiques a eus sur sa foi.
Marie : J’avais 47 ans quand pour la première fois j’ai fait part des sévices que j’ai subis. Ce fut à mon médecin traitant. Il m’a conseillé d’informer l’Église de ce que ce prêtre m’avait fait. J’ai demandé de rencontrer le curé dans ma paroisse. J’étais très nerveuse. C’était pour la seconde fois que je m’apprêtais à raconter à quelqu’un ce qui m’était arrivé. Ce prêtre a refusé de prendre le nom de mon agresseur. Il a dit qu'il n’était pas nécessaire d’en informer l’aumônier. Il m’a dit que ce qui s’était passé était probablement dû à ma faute. Cette réponse m’a brisé.
Grâce à l’aide de mon médecin, j’avais à peine commencé à me convaincre que je n’avais rien fait de mal pour que je subisse ces sévices. Mais lorsque ce prêtre m’a fait savoir que « c’était probablement de ma faute » si tout cela est arrivé, cette réponse a reporté en surface tous mes vieux sentiments de culpabilité et de honte. Je ne pouvais plus en parler. J’ai arrêté ainsi de voir mon médecin. La réponse de ce prêtre m’a contraint à garder le silence encore pendant dix années. Cela signifiait des années de plus de séjour à l’hôpital, des médicaments à prendre, des années de désespoir. Plus tard, ce prêtre a dit à la police qu’il n’avait pas pris le nom de mon agresseur parce qu’en agissant ainsi, il n’était qu’en train d’appliquer ce qu’il avait appris au séminaire.
Dix ans plus tard, il y a eu dans nos médias une vaste couverture sur des abus sexuels en série commis par un prêtre catholique. Pour la première fois, j’ai commencé à comprendre que l’homme qui avait abusé de moi avait pu abuser d’autres personnes. Mais comme je pensais que c’était ma faute si j’avais subi ces sévices sexuels, je ne pouvais jamais prendre en considération l’idée que mon agresseur aurait pu nuire à d’autres personnes. Maintenant, je comprenais mieux. Je devais essayer de parler de nouveau pour que les gens sachent ce qui m’était arrivé afin de protéger les enfants. J’ai donc décidé d’aller en parler à un niveau plus haut convaincue que si ses supérieurs savaient que ce prêtre représentait un danger possible pour les enfants, ils retiendraient prioritaire la sécurité des enfants et qu’ils prendraient toutes les mesures possibles pour qu’aucun d’eux ne soit plus violé.
J’ai donc écrit à mon archevêque. Par la suite, j’ai donné des détails sur les sévices que j’ai subis à son chancelier, monseigneur et canoniste. C’était le début des deux années les plus difficiles de ma vie. Le prêtre qui m’avait agressé sexuellement était protégé de poursuites par ses supérieurs. On l’a laissé pendant des mois dans son ministère paroissial qui comprenait entre autres l’accompagnement des enfants à la confirmation. Ses supérieurs ne prenaient vraiment pas en considération la sécurité de ces enfants. Tout cela allait à l’encontre des directives de l’Église catholique irlandaise sur la protection des enfants de l’époque. Ils ont ignoré ces directives. On savait aussi que le Vatican avait mis en doute ces directives parce que non conformes au Droit canon (2). Mon archevêque m’a dit qu’il n’avait pas à suivre ces directives, quand bien même on disait aux gens qu’elles devraient être suivies à la lettre.
On m’a traitée comme quelqu’un qui avait un plan d’actions contre l’Église ; l’enquête policière a été obstruée, les laïcs trompés. J’étais désemparée.
Je ne voudrais vraiment pas croire que les responsables de mon Église trouvent moralement juste de mettre en péril la vie des enfants.
Le prêtre en question a reconnu sa culpabilité devant le diocèse. Mais durant un colloque avec l’Archevêque, j’ai appris que la priorité du prélat était celle de protéger la « réputation » du prêtre qui avait abusé de moi. Je lui ai alors demandé comment il pouvait nommer et laisser auprès des enfants une personne connue pour avoir abusé d’eux. Plutôt que répondre à ma question, il m’a mis en garde de désigner le prêtre en question comme un « abuseur », en insistant sur le fait que le délit en question s’était déroulé il y a plusieurs années passées et que je ne pouvais plus appeler ce prêtre de cette
façon. L'archevêque a considéré que les abus que j’avais subis appartenaient au passé ; il a ainsi estimé qu'il était injuste de ternir maintenant la «bonne réputation» de ce prêtre. J’ai entendu ce même argument auprès d’autres responsables de la hiérarchie catholique. La cécité est totale sur le risque actuel auquel les enfants sont exposés de la part de ces hommes. Mais pourquoi?
Quand j’ai révélé les abus que j’avais subis aux autorités de l'hôpital où les sévices ont eu lieu, j’ai reçu une réponse très différente. Ils étaient inquiets pour ma santé. Tout en me proposant une consultation et des soins, elles ont immédiatement signalé mon cas à la police et ont coopéré à l’enquête menée par la police.
Après une longue bataille, mon agresseur a été traduit en justice et emprisonné pour ses crimes contre moi. Mon cas représente bien un exemple clair de la façon dont les dossiers qu’on a classifiés comme appartenant au « passé » méritent en réalité d’être traités comme les cas actuels. Mon agresseur a été incriminé de nouveau l’an dernier pour des agressions sexuelles répétées sur une autre jeune fille. Ces dernières agressions ont eu lieu un quart de siècle après mon cas alors qu’il était encore un curé qui avait la pleine confiance de ses paroissiens. Il a menacé cette victime en lui disant que sa famille catholique serait expulsée de l’Église si elle osait raconter à quelqu’un ce qu’il lui avait fait.
Ces hommes sont donc capables de commettre des abus durant toute leur vie en laissant derrière eux une longue liste de vie détruites...
La mauvaise gestion de mon dossier par la hiérarchie de l'Église a conduit à un effondrement total de ma confiance en eux, du respect que j’avais pour eux et pour mon Église, alors que jusque-là, malgré l’agir horrible de mon agresseur, cette confiance était encore intacte. Ce qu’ils ont fait est contraire à tout ce qui m’était cher. J’avais cru qu’il y avait au cœur des priorités de mon Église catholique la justice et la centralité de la loi morale.
C’est après la condamnation du prêtre qui a abusé de moi que j’ai cessé définitivement de tenir en considération mes responsables religieux que je respectais pourtant jusqu’alors. J’ai appris en outre que quelques mois seulement après les sévices que j’avais subis, le diocèse avait découvert que ce prêtre avait abusé d’autres enfants à l'hôpital. Cependant, le diocèse n’a rien fait contre ce prêtre si ce n’est de le transférer à une nouvelle paroisse. Mon cas se trouvait pourtant bel et bien inscrit sur le dossier de ce prêtre lorsque j’en ai parlé ; mais tout en le sachant, ils l’ont toujours protégé.
Après le procès, l'archevêque a émis un communiqué de presse pour rassurer les laïcs en affirmant que dans mon cas, le « diocèse avait coopéré avec les autorités civiles ». Mais lorsqu’on a mis le représentant du diocèse aux cordes au sujet de ce mensonge évident , il a justifié le communiqué émis en affirmant que celui-ci ne disait pas qu’ils avaient coopéré « pleinement ».
Comment pourrais-je croire à tout ce que la hiérarchie de mon Église affirmera dans le futur quand je sais qu’ils sont capables de ce type de gymnastique mentale ? Ou de reconnaitre l’Église capable de « restriction mentale » ?
Sheila
Comme Marie a éloquemment expliqué, le traumatisme causé par un abus est aggravé quand des institutions de protection des enfants et l’Église échouent dans l’élaboration des procédures de sauvegarde des enfants. Il ne suffit pas de mettre en place des lignes directrices si elles ne sont pas publiquement et rigoureusement appliquées.
En Irlande, on dit que très peu de victimes ont obtenu une consultation ou une thérapie. On croit que très peu ont reçu des excuses, et pratiquement aucun n’a reçu de compensation. Mais selon mon expérience, je peux dire que l’absence d’un aveu de culpabilité et d’excuses est habituellement le plus grand obstacle à la guérison et à la récupération.
En tant que croyant, je crois fermement en la puissance du pardon comme force pour guérir. Mais on obtient rarement le pardon s’il n’y a ni aveu de sa faute ni réparation. En tant que psychiatre et psychothérapeute, je crois aussi en l’efficacité de la thérapie. Mais en tant que thérapeute, je trouve que je ne peux pas commencer mon travail si la justice n’a pas fait le sien. Ainsi, je définis mon approche professionnelle comme la psychothérapie de défense. Je suis conscient que la consultation et la psychothérapie sont des ressources rares dans de nombreux pays.
Par exemple, Marie, une jeune femme souffrant du syndrome de Down, est devenue solitaire et muette après avoir été violée dans son centre de soins. L’homme qui l’a violée avait lui-même subi des sévices dans son enfance. On a refusé que Marie soit hébergée pour un séjour plus long dans ce centre. On lui a également demandé de ne pas fréquenter le centre le jour où cet homme prestait assistance. Son agresseur a continué cependant à utiliser ces services. Pour ses parents, cela n’était pas juste, mais Marie avait peur de sortir et elle n’a pas porté plainte. Avant de commencer la thérapie, il était important que Marie ait de nouveau accès aux soins journaliers. Je connais un cas similaire d’un garçon autiste qui a été violé par un responsable dans un pensionnat catholique. Lorsque la famille de ce garçon a fait part des inquiétudes qu’ils avaient au sujet de leur fils, celui-ci a été exclu du pensionnat.
La justice est également nécessaire pour le cas des victimes d’abus sexuels commis par le clergé.
Nous pouvons conclure en reprenant les points essentiels soulignés déjà plus-haut : le fait d’être cru est déjà en lui-même la guérison, en particulier lorsque cela s’accompagne d’un aveu de culpabilité ou de responsabilité, et encore plus s’il y a une tentative de réparation. Mais cette forme de justice est seulement le début. La récupération est un processus lent. Certaines personnes, en particulier les plus vulnérables, ne sauront jamais se remettre complètement d'un tel abus de pouvoir et de confiance, en particulier lorsque celui qui a abusé d’eux était un prêtre. Le soutien continu qu’il faut apporter, l’amitié à reconstruire, la volonté d’écouter encore et toujours la colère et la fragilité qui n’ont pas disparu, tout cela requiert beaucoup de patience, car, pour certains, la guérison n’est qu’un mirage lointain...
Marie va faire un dernier point au sujet de son propre rétablissement et comment l’aveu de culpabilité de la part de son agresseur en a été la clé.
J'ai vécu plus trente ans de ma vie en pensant que chaque jour pour moi était un combat. J’ai la nette sensation que ces années ont été gaspillées, une vie gâchée. J’ai eu de nombreux traitements pour mes problèmes de santé mentale, dont certains étaient utiles, mais aucun n’a résolu mes problèmes. J’ai commencé à me reprendre le jour où au tribunal, mon agresseur a assumé la responsabilité de ses actes et a admis sa culpabilité.
Cet aveu a profondément changé ma vie. Il m’a permis de pardonner ce qu’il m’avait fait et ne plus sentir sa présence dans ma vie. Pendant presque deux ans, j’ai fait une thérapie qui m’a permis de comprendre comment cet agresseur avait transformé ma vision de moi- même, et cela à un moment crucial de mon développement. Comment mes sentiments de culpabilité et la mauvaise image que j’avais de moi-même m’avaient conduit à m’éloigner et de m’isoler de ceux qui m’étaient les plus proches. Comment la profonde inquiétude que j’avais m’avait portée à la dépression.
Quand j’ai commencé à mieux comprendre tous ces aspects, je me suis convaincue que les choses pouvaient changer. Que je pouvais de nouveau être maitre de mon destin plutôt que de laisser mon passé influencer ma vie. Que je pouvais abandonner ces années passées, gaspillées. Et depuis lors, je n’ai plus jamais été hospitalisée pour un problème de santé mentale.
La seule chose que je regrette est de ne pourvoir plus pratiquer ma religion catholique. Ma foi en Dieu est certes restée intacte. Je peux pardonner mon agresseur pour ce qu’il m’a fait ; il a admis sa culpabilité. Mais comment pourrais-je respecter de nouveau la hiérarchie de l’Église? Le fait de présenter ses excuses pour les abus commis par des prêtres ne suffit pas. Il doit y avoir pleine reconnaissance et responsabilité pour les dommages causés, pour avoir détruit la vie des victimes et de leurs familles en couvrant de façon délibérée les auteurs de ces délits et en gérant très mal ces dossiers de la part de leurs supérieurs hiérarchiques. Il faut tout cela avant que les autres victimes ou moi-même puissions retrouver la paix véritable et être guéris.
En essayant de sauver l’institution de ce scandale, on a causé le plus grand de tous les scandales, on a permis à la violence de continuer de faire mal, et on a détruit la foi de nombreuses victimes. Je pense qu’il y a quinze ans passés depuis que j’ai commencé à me sentir mieux dans ma vie, surtout quand mon agresseur a été traduit en justice. Durant ces années, j’ai travaillé avec mon diocèse et l’Église catholique d’Irlande afin d’améliorer leurs politiques de protection des enfants. J’ai utilisé toutes ces années pour m’impliquer dans le travail de la justice en faveur des victimes encore en vie, pour contribuer à une meilleure compréhension des sévices subis par les enfants et pour améliorer la protection des enfants. Ma vie n’est donc plus un désert. Je pense qu’elle a un sens et qu’elle vaut la peine d’être vécue.
C’est pour cette raison que je parle ici aujourd’hui avec la baronne Hollins.
J’espère que ce que nous avons dit vous aidera à mieux comprendre les victimes de ces crimes affreux. Merci pour votre disponibilité à écouter notre présentation aujourd'hui.
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